Le CDI : un frein à la compétitivité française ?
Publié le 5 juillet 2025
Le Contrat à Durée Indéterminée (CDI) est souvent présenté comme le Graal du marché du travail français, une spécificité hexagonale que le monde entier nous envierait. Pourtant, une analyse plus critique révèle que ce modèle pourrait avoir des effets pervers considérables sur notre économie et nos carrières. Fort de mon expérience dans le secteur du développement informatique, j'observe des dysfonctionnements systémiques qui méritent d'être questionnés.
La paralysie du recrutement
Quand la peur d'embaucher devient plus forte que le besoin
Imaginons Sarah, directrice technique d'une startup parisienne. Son équipe croule sous les projets et elle a un besoin urgent d'embaucher deux développeurs. Mais Sarah sait qu'une fois ces développeurs embauchés en CDI, s'ils ne conviennent pas, elle devra débourser des milliers d'euros en indemnités de licenciement et passer des mois dans des procédures juridiques.
Résultat : Sarah va multiplier les étapes de recrutement. D'abord un screening téléphonique, puis un test technique à faire à la maison, puis un entretien avec l'équipe, puis un entretien avec les RH, puis parfois un second entretien technique. Le processus s'étale sur trois mois. Pendant ce temps, les projets continuent de s'accumuler, l'équipe existante fait des heures supplémentaires et commence à montrer des signes de burnout.
Marc, développeur chevronné, postule chez Sarah. Il doit prendre des congés dans son entreprise actuelle pour passer tous ces entretiens, réviser ses algorithmes le soir, refaire des projets pour prouver ses compétences qu'il maîtrise depuis dix ans. Au bout du deuxième mois, Marc trouve un autre poste avec un processus plus rapide et abandonne sa candidature chez Sarah.
Maintenant, imaginons un monde sans CDI. Sarah a un besoin, elle organise quelques entretiens sur une semaine, sélectionne le candidat qui lui plaît le plus et l'embauche. Si au bout de deux mois, ça ne fonctionne pas, elle peut s'en séparer proprement avec quelques semaines de préavis. Marc n'a pas besoin de faire ses preuves pendant des mois, il peut montrer ses compétences directement au travail.
L'effet domino de la médiocrité
Prenons l'équipe de développement de Julien dans une grande entreprise de services financiers. Il y a trois ans, Damien était un excellent développeur. Mais progressivement, sa motivation a baissé. Il arrive maintenant à 9h30 au lieu de 9h, prend des pauses plus longues, et sa productivité a chuté de 20%. Ses collègues le remarquent : là où Damien livrait trois fonctionnalités par semaine, il n'en livre plus que deux, et avec plus de bugs.
Julien, le chef d'équipe, aimerait bien recadrer Damien, mais il sait que c'est mission impossible. Damien ne commet pas de faute grave, il fait juste "le minimum". Impossible de le licencier sans se lancer dans une procédure longue et coûteuse que les RH refuseront.
Résultat : les autres développeurs de l'équipe observent la situation. Thomas se dit : "Pourquoi est-ce que je me défonce à livrer quatre fonctionnalités par semaine si Damien en livre deux et touche le même salaire ?" Il ralentit son rythme. Puis c'est au tour de Léa, puis de Kevin. En deux ans, la productivité moyenne de l'équipe est passée de 3,5 fonctionnalités par développeur à 2,5.
Deux ans plus tard, Damien baisse encore sa cadence. Maintenant, il ne livre plus qu'une fonctionnalité et demie par semaine. Les autres suivent à nouveau le mouvement. Sur une période de cinq ans, cette équipe qui était très performante produit maintenant 50% de ce qu'elle produisait avant. Et Julien ne peut rien y faire.
J'ai observé ce phénomène exact pendant ma période dans la police. Jean-Claude, brigadier avec vingt ans d'ancienneté, traitait trois dossiers par jour. Maxime, fraîchement sorti de l'école, en traitait sept. Mais au bout de quelques mois, Maxime a vu que Jean-Claude n'avait aucune reproche sur son travail et qu'aucun chef ne lui disait rien. Maxime a rapidement ajusté son rythme sur celui de Jean-Claude. On le voit tous dès que l'on a affaire à des fonctionnaires. Ils ne sont pas sujets aux risques.
La prison dorée de la mobilité
Le calvaire de l'évolution professionnelle
Prenons l'exemple de Céline, développeuse full-stack dans une agence web de Lyon. Après trois ans, elle maîtrise parfaitement son poste et souhaite évoluer vers le développement mobile dans une startup innovante. Elle a repéré une opportunité parfaite à Paris qui lui permettrait d'apprendre React Native et d'augmenter son salaire de 8000€ par an.
Céline postule. Premier obstacle : elle doit donner trois mois de préavis. La startup parisienne a un besoin immédiat pour lancer une application avant la rentrée. Ils ne peuvent pas attendre trois mois. Ils passent au candidat suivant, moins qualifié mais disponible immédiatement.
Céline persiste et trouve une autre opportunité. Cette fois, l'entreprise accepte d'attendre. Mais le processus de recrutement dure deux mois. Entre son préavis et le processus, Céline doit attendre cinq mois pour changer de poste. Pendant ce temps, elle perd sa motivation dans son travail actuel, sachant qu'elle va partir.
Au bout de six mois de démarches, Céline abandonne. Elle reste dans son poste actuel, avec son salaire actuel, sans apprendre de nouvelles compétences. Elle a perdu 8000€ de salaire annuel, l'occasion d'évoluer professionnellement, et sa motivation s'en ressent.
Multiplions cet exemple par les milliers de Céline qui renoncent chaque année à évoluer. Combien d'innovations n'ont pas vu le jour parce que les bonnes personnes n'ont pas pu rejoindre les bonnes équipes au bon moment ?
Quand la stagnation devient la norme
Regardons maintenant Pierre, développeur senior dans une grande banque. Il travaille sur des technologies des années 2000, gagne 45000€ par an, et rêve de rejoindre une fintech qui paie 65000€ pour des technologies modernes. Mais changer représente un parcours du combattant de six mois minimum.
Pierre se dit : "Est-ce que ça vaut vraiment le coup de prendre tous ces risques pour 20000€ de plus ?" Il reste. Son collègue Antoine fait le même calcul. Puis Fabrice. Puis toute l'équipe.
Résultat : la banque n'a aucune difficulté à garder ses développeurs avec des salaires en dessous du marché et des technologies obsolètes. Pourquoi investirait-elle dans de meilleures conditions si personne ne part ?
La fintech, de son côté, a du mal à recruter. Elle finit par embaucher des profils moins expérimentés et met plus de temps à développer ses produits. Tout le monde perd : Pierre stagne, la banque n'innove pas, la fintech peine à croître.
Le fléau des SSII
L'absurdité du système
Rencontrons Alexandre, développeur Python qui postule pour une mission chez un grand e-commerçant français. Mais Alexandre ne postule pas directement chez l'e-commerçant. Il postule chez une SSII qui a un contrat avec l'e-commerçant.
Voici le parcours d'Alexandre : il passe d'abord des entretiens avec la SSII, sans savoir exactement où il va travailler. On lui dit vaguement qu'il y a "plusieurs opportunités" et qu'on verra bien. Une fois recruté par la SSII, on lui annonce qu'il va travailler chez l'e-commerçant. Nouveau round d'entretiens, cette fois avec le client final. S'il ne convient pas, la SSII doit lui trouver autre chose.
Pendant ce temps, l'e-commerçant paie 600€ par jour à la SSII pour les services d'Alexandre. Alexandre, lui, touche l'équivalent de 350€ par jour. La SSII prend 250€ de marge, soit plus de 5000€ par mois. Sur une mission de six mois, Alexandre "perd" 30000€.
Pourquoi l'e-commerçant ne recrute-t-il pas Alexandre directement ? Parce qu'il a peur de ne pas pouvoir s'en débarrasser si la mission se passe mal ou si le besoin disparaît. Alors il préfère payer 40% de plus pour avoir cette flexibilité.
Maintenant, imaginons un monde sans CDI. L'e-commerçant recrute Alexandre directement. Il lui propose 500€ par jour (moins que les 600€ qu'il payait avant, mais plus que les 350€ qu'Alexandre touchait). Tout le monde est gagnant : l'e-commerçant économise 100€ par jour, Alexandre gagne 150€ de plus par jour, et il sait exactement où il va travailler et sur quoi.
La multiplication des intermédiaires
Prenons un cas encore plus extrême : Sophie, développeuse React, qui travaille pour une banque via une chaîne de trois intermédiaires. La banque paie 700€ par jour à une SSII principale. Cette SSII principale sous-traite à une SSII secondaire pour 550€ par jour. Cette SSII secondaire sous-traite à une SSII spécialisée pour 450€ par jour. Sophie touche finalement l'équivalent de 300€ par jour.
Sophie fait exactement le même travail qu'un développeur employé directement par la banque, mais elle touche 40% de moins. Les trois SSII se partagent 400€ par jour sans créer de valeur, juste en servant d'intermédiaire pour contourner les rigidités du CDI.
Le stress du licenciement
Trois mois d'agonie
Mettons-nous dans la peau de Fabien, développeur qui apprend un lundi matin que son entreprise supprime son poste. On lui annonce qu'il a trois mois de préavis.
Fabien doit continuer à venir au bureau, faire semblant de travailler normalement, participer aux réunions d'équipe, alors que tout le monde sait qu'il va partir. Ses collègues l'évitent, ne l'incluent plus dans les projets à long terme. Fabien se sent comme un mort-vivant professionnel.
Pendant ces trois mois, Fabien cherche un nouvel emploi. Mais quand il dit aux recruteurs qu'il ne sera disponible que dans trois mois, beaucoup préfèrent passer à d'autres candidats. Fabien se retrouve dans une course contre la montre, avec un handicap majeur.
Le stress de Fabien est constant. Chaque matin, il se lève en pensant : "Plus que 67 jours à tenir." Chaque soir, il rentre chez lui en se demandant s'il trouvera quelque chose avant la fin de son préavis. Ce stress chronique affecte son sommeil, sa concentration, ses relations familiales. Sa femme commence à s'inquiéter de le voir si tendu en permanence. Ses enfants remarquent qu'il est irritable au dîner. Ce stress de faible intensité mais constant use Fabien jour après jour, semaine après semaine.
Comparons avec Marc, développeur américain qui apprend le même lundi qu'il est licencié. Il a deux semaines de salaire, nettoie son bureau, fait ses adieux, et part le jour même. Le choc est brutal, certes. Marc passe une nuit blanche, le stress est intense. Mais dès le lendemain, il se met en mode "recherche active". Il n'a pas le choix, il doit trouver rapidement.
Cette urgence le galvanise. En une semaine, Marc a actualisé son CV, contacté son réseau, et postulé à quinze offres. Le stress aigu, bien qu'intense, le pousse à l'action. Trois semaines plus tard, il a trouvé un nouveau poste. Rétrospectivement, Marc se dit : "Finalement, ça s'est bien passé. J'ai eu peur pendant quelques jours, mais c'est déjà du passé."
L'être humain n'est pas fait pour subir un stress chronique de faible intensité. Notre système nerveux est conçu pour gérer des pics de stress intenses mais brefs - comme fuir un prédateur ou chasser une proie. Le stress chronique, même léger, épuise nos réserves mentales et physiques. Il provoque anxiété, dépression, troubles du sommeil et problèmes de santé. Le stress aigu, lui, mobilise nos ressources et disparaît une fois l'épreuve passée.
Le piège des indemnités chômage
Revenons à Fabien. Après ses trois mois de préavis, il a droit à des indemnités chômage de 1800€ par mois. Il trouve une opportunité dans une startup qui propose 2200€ par mois. Doit-il accepter pour gagner 400€ de plus, ou rester au chômage pour chercher mieux ?
Fabien hésite. Avec les frais de transport et de repas, il ne gagnerait que 200€ de plus en travaillant. Est-ce que ça vaut le coup ? Il décide d'attendre et refuse l'offre. Trois mois plus tard, il trouve un poste à 2500€. Mais entre-temps, il a coûté 5400€ à la société (3 mois × 1800€) et perdu trois mois d'expérience professionnelle.
Marc, lui, accepte le premier poste décent qu'il trouve. Il gagne en expérience, élargit son réseau, et continue à chercher mieux en parallèle. Six mois plus tard, il a trouvé un excellent poste et a progressé professionnellement.
L'aberration des périodes d'essai
Huit mois dans l'incertitude
Suivons le parcours de Léa, développeuse qui change d'entreprise tous les deux ans pour faire évoluer sa carrière. Elle a quatre mois de période d'essai, renouvelables une fois. Dans la pratique, toutes les entreprises renouvellent automatiquement : ça ne coûte rien et ça évite les mauvaises surprises.
Léa se retrouve donc avec huit mois de période d'essai. Pendant ces huit mois, elle peut être licenciée du jour au lendemain, sans préavis, sans indemnités. Elle n'a aucune sécurité d'emploi, mais subit toutes les contraintes du CDI : processus de recrutement long, difficulté à négocier son salaire, etc.
Sur une carrière de vingt ans, en changeant tous les deux ans, Léa passera huit ans en période d'essai. Huit ans sur vingt sans aucune sécurité d'emploi, dans un système censé garantir cette sécurité. L'ironie est totale.
Pendant ces huit mois, Léa vit dans l'incertitude. Elle n'ose pas prendre de crédit immobilier, hésite à s'engager dans des projets à long terme. Paradoxalement, elle est plus stressée qu'un freelance qui sait exactement où il en est.
Conclusion
Ces exemples concrets illustrent une réalité : le CDI, malgré ses intentions louables, crée plus de problèmes qu'il n'en résout. Sarah perd du temps et de l'argent dans des processus de recrutement interminables. Julien voit la productivité de son équipe s'effondrer sans pouvoir réagir. Céline renonce à évoluer professionnellement. Alexandre perd 30000€ par an au profit d'intermédiaires parasites. Fabien vit trois mois d'enfer psychologique.
Tous ces dysfonctionnements ont un coût : pour les individus qui voient leurs carrières et leurs salaires plafonnés, pour les entreprises qui perdent en compétitivité, pour la société qui gaspille des ressources considérables.
Cette analyse ne plaide pas pour la précarisation, mais pour un système basé sur la responsabilité et le mérite. L'épanouissement humain naît de l'indépendance et de la capacité à être récompensé pour ses efforts. Quand on travaille mal, on doit en assumer les conséquences. Quand on excelle, on doit pouvoir en récolter les fruits rapidement.
Le CDI brise cette logique naturelle : il protège la médiocrité et freine l'excellence. Un système plus flexible permettrait à chacun de prendre sa carrière en main, d'être maître de son destin professionnel. Ceux qui s'investissent pourraient changer d'entreprise facilement pour obtenir de meilleures conditions. Ceux qui baissent leur performance seraient incités à se ressaisir plutôt qu'à s'installer dans le confort de l'inamovibilité.
L'homme prospère quand il est responsable de ses choix et de leurs conséquences. D'autres pays ont compris cela et trouvé un équilibre entre flexibilité et filet de sécurité. Il est temps que la France ouvre ce débat sans tabou, car notre compétitivité économique et l'épanouissement de millions de Français en dépendent.